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7 octobre 2006

proust

Snob, égoïste, homosexuel, névrosé : en un mot, le plus insupportable des êtres humains: tel était Marcel Proust. Mais aussi un génie. Un Anglais, George D. Painter, vient de lui consacrer dix-huit ans de sa vie. Il a consulté 350 ouvrages, enquêté pour retrouver chaque minute de son temps, chaque source de son œuvre. Un roman policier autour d'une madeleine.

A Proust, qui n'avait jamais connu que de brèves amours toujours menacées, George D. Painter, son biographe, vient de consacrer dix-huit ans de sa vie. Dix-huit ans pendant lesquels tous les loisirs de ce conservateur adjoint au British Museum ont été occupés à lire les souvenirs publiés, les correspondances, tous les documents de la Belle Epoque, à y recueillir les morceaux du puzzle, puis à retracer le cheminement de la vie de Proust en deux gros volumes, dont le second vient de paraître en français.. Outre la clarté de la narration, la justesse de ton et l'intelligence, qui procèdent de l'admiration et de l'amour, ce qu'on apprécie chez Painter, c'est la modestie et l'élégance d'un biographe qui arrive à se faire complètement oublier, résistant jusqu'au bout de la tentative de rappeler sa présence ou le travail fourni.

gabryandgioia
Frivolité

On l'admirerait presqu'aussi, en lisant les premiers chapitres de ce deuxième volume, d'avoir consacré tant de patience à un être aussi insupportable. Le Proust de 1904 est un enfant gâté de trente-trois ans, volontiers geignard, malade qui ne veut pas guérir, qui dort le jour - exigeant de sa mère qu'elle respecte et fasse respecter son sommeil - , qui fréquente, la nuit, des amis encore plus insupportables que lui, les Montesquiou, les Anna de Noailles, avec lesquels il a constamment de petites querelles d'amour propre ; et lorsqu'il sort enfin, c'est pour aller porter lui-même au Gaulois, à minuit, le compte rendu d'une réception mondaine qu'il a donnée dans la soirée. A l'arrière-plan de cette existence d'enfant gâté, se dessine le profil d'une mère à la fois admirable de dévouement et de délicatesse ( d'Evian, elle reviendra, en train, mourir à Paris pour épargner à son fils le spectacle de son agonie), et responsable de cette vie apparemment gâchée. « Pour elle, dira à Proust la religieuse qui la veille, vous aviez quatre ans. »
Et pourtant, tout cela avait finalement un sens, ce snobisme, cette frivolité, cette vie artificielle, mais Proust seul, en 1904, savait lequel. On découvre peu à peu, en lisant Painter, que cette vie se conformait, pour ainsi dire, à un modèle encore invisible, qui était celui de l'œuvre à venir. Comme s'il fallait patiemment accumuler les années de vie mondaine et creuse pour laisser le temps se perdre vraiment et pouvoir, un jour, le retrouver.
Painter suit pas à pas, à travers les articles de circonstance d écrits par Proust et les essais avortés, l'évolution lente qui mène à la « Recherche ». A quatre reprises, le roman cherche à « sortir », mais il faudra attendre cette longue veille, du 4 au 6 juillet 1909, pendant laquelle la lampe resta allumée soixante heures près du lit de Proust, pour que jaillisse (« Longtemps, je me suis couché de bonne heure ») la première source d'un fleuve qui ne s'arrêtera de couler qu'à sa mort, le samedi 18 novembre 1922.
Désormais, toutes les conditions du chef-d'œuvre sont réunies. Proust envoie une extraordinaire série de lettres à ses amis : « Je suis sur le point de me cloîtrer », et il organise même une sorte de soirée d'adieux.

Derrière ses persiennes

Apparaît alors une figure de légende. Pendant des années enfermé dans sa chambre tapissée de liège, sans jamais voir le soleil, Proust écrit. De la vie qui continue derrière ses persiennes toujours fermées (à Paris comme à Cabourg), il reçoit des échos lointains, par le courrier, ou par l'écouteur du théâtrophone, grâce auquel il suit de son lit une représentation de « Pelléas ») qui a lieu au même moment quelque part dans Paris. Lorsqu'il sort, c'est encore pour son livre : un soir d'avril, il se lève par exception avant le coucher du soleil pour revoir les pommiers en fleurs avant d'en décrire ; il enfile une pelisse sur sa chemise de nuit, se fait conduire à Rueil ; les paysans le prennent pour Bonnot. Il lui arrive de faire réveiller, à minuit, les instrumentistes d'un quatuor, pour qu'ils viennent lui donner une audition dans sa chambre. (Ses sorties ne sont pas toujours aussi innocentes : pendant les pires années de la guerre, il fréquente régulièrement un bordel masculin auquel il a donné des meubles provenant de la maison de ses parents ; il descend là au fond du « puits de Sodome »).
Course avec la mort
Dans les dernières années de sa vie, il deviendra « le Proust du Ritz », passant dans le grand hôtel tous les moments où il n'est pas chez lui.
Pendant ce temps, la « Recherche » s'écrit, et bientôt la vie commence à lui ressembler. Quand Proust commence à aimer Alfred Agostinelli, le garçon dont il a fait son chauffeur, son roman est déjà avancé, et le personnage d'Albertine y figure. Albertine va s’enrichir de nombreux traits d'Agostinelli, cependant qu'Agostinelli aura la mort accidentelle qui était, dans le roman, prévue pour Albertine. Jamais on n'avait vu la vie et l'œuvre se suivre d'aussi près, mais surtout jamais on ne les avait ainsi vues se poursuivre alternativement l'une l'autre. Proust lui-même, retardé par la guerre puis par les délais matériels d'impression, de plus en plus malade, dispute une course avec la mort, dans laquelle il sera battu, mais à un moment où l'essentiel était gagné : la « Recherche » avait, allongement après allongement, enfin atteint ses proportions nécessaires.
C'est bien là qu'il faut en arriver : si passionnant que soit le récit de cette vie, l'essentiel reste l'œuvre, et la valeur de la biographie n'est que par rapport à elle. Sur toute l'entreprise de Painter pèse l'hypothèque d'une condamnation sans appel, par Proust lui-même, de toute élucidation d'une œuvre par les données biographiques. Ecrire la vie de Proust peut apparaître comme un défi, et Painter l'ignore moins que personne.
Il pourrait répondre que lorsque Proust s'en prenait à Sainte-Beuve, il entrait dans son attaque, plus ou moins consciemment, l'intention de se protéger lui-même contre une curiosité dont il pensait qu'elle pourrait lui nuire. (Précaution à la fois naïve et inutile, puisque d'être ainsi entièrement dévoilé, Proust sort aujourd'hui grandi, les détails de mœurs n'ayant à notre époque pratiquement plus pouvoir de scandaliser, et bien des traits, comme son courage pendant l'affaire Dreyfus, se révélant au contraire tout à son honneur.)
Mais il n'est pas inutile de répéter qu'il reste, quoiqu'on fasse, un abîme entre les sources, modèles, et expérience de l'écrivain d'une part, et sa création d'autre part. Entre les deux mondes, il y a cette feuille de papier blanc sur laquelle tous ces matériaux doivent s'inscrire, de même que les vivants doivent traverser les paravents blancs de Genet pour entrer dans le royaume de la mort.
S'il est une œuvre, pourtant, à laquelle la biographie de son auteur peut apporter quelque chose, c'est paradoxalement la « Recherche ». Il n'est pas nécessaire d'avoir lu Painter pour se plonger dans le monde de la « Recherche », pour le comprendre, et pour l'aimer ; mais il faut avoir lu Painter pour découvrir que cette création ne doit rien à l'imaginaire, que les plus infimes détails en sont des souvenirs presque tous identifiés, et que l'art, ici, ne tient qu'à la recomposition absolue selon un ordre choisi et conscient de tout ce qui, dans la vie, était imposé.
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Amateurs de clés

Tout ce qui est dans l'œuvre a d'abord été vécu, et l'on a presque l'impression, en lisant les derniers chapitres de Painter, que la réciproque aussi est vraie, et que toute la vie est passée dans l'oeuvre : menues expériences, anecdotes racontées, observations, tout est utilisé, dispersé ici et là dans la « Recherche », comme les objets dans les collages de l'époque.
Les traits de caractère et les aventures de chacun des modèles sont de même distribués entre les personnages : ce n'est pas seulement pour dépister les curieux, les amateurs de clés et les intéressés, dont l'un retrouvant son vice en Charlus, l'autre tel détail de son intérieur, de son physique ou de son vêtement, en Swann ou en Odette. C'est le travail même de la création proustienne. De même que Proust bouleverse dans son récit la chronologie que respectait Balzac, de même il ne cherche pas, comme Balzac, à créer de toutes pièces un duc ou un homosexuel qui viendrait s'ajouter aux ducs et aux homosexuels de la vie et leur « faire concurrence », mais à dégager les ducs et les homosexuels qu'il a rencontrés une vérité que ne révèle pas la vie vécue.

Un monde plus vrai

Proust ne rivalise pas avec Balzac, il cherche à le dépasser, à mener plus loin le roman ; le but n'est plus de créer un monde imaginaire aussi vrai que l'autre, mais un monde plus vrai, non plus de faire naître l'illusion de la vie, mais d'en faire apparaître la vérité. Contemporain, ce n'est pas un hasard, de cette peinture cubiste qui renonce elle aussi à l'illusion et veut nous montrer sur la toile plus que nos yeux ne nous donnent à voir. « Je peins les objets comme je les pense, dit Picasso, non comme je les vois. »
La vie de Proust n'explique pas plus la « Recherche » que celle de Balzac n'explique « la Comédie humaine », mais il faut la connaître pour apprécier pleinement ce qui distingue l'entreprise de Proust de celle de Balzac : cette conception nouvelle de l'art. Et l'on rêve à ce dîner manqué de mai 1922, qui réunit sans qu'ils trouvent le moyen de se dire un seul mot de reconnaissance - tous les quatre enfermés dans leur univers - Picasso (le grand et admirable Picasso », disait pourtant Proust), Stravinsky, James Joyce et Marcel Proust.

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