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le blog pas glop
13 décembre 2006

robert musil

« Le soleil, entre temps, s’était élevé dans le ciel. Ils avaient abandonné les chaises telles des barques échouées dans l’ombre plate de la maison et s’étaient étendus sur une pelouse, dans la ronde profondeur du jour d’été. Ils étaient ainsi depuis assez longtemps et, bien que les circonstances eussent changé, ils en avaient à peine conscience. Pas plus qu’ils ne remarquaient l’arrêt de la conversation : elle était restée en suspens sans trahir la moindre faille.

table

Tel un fleuve silencieux, une neige de fleurs sans éclat tombant d’un groupe d’arbres en train de se faner flottait dans le soleil ; le souffle qui la portait était si doux qu’aucune feuille ne bougeait. Nulle ombre qui en descendît sur le vert des pelouses : celui-ci semblait s’assombrir de l’intérieur comme un regard. Tendrement et généreusement vêtus de feuilles par le jeune été, les arbres et les buissons qui se dressaient de chaque côté ou composaient l’arrière-plan du jardin semblaient des spectateurs déconcertés qui eussent participé, surpris et figés dans leur costume joyeux, à ces funérailles et à cette fête de la nature » [de nouveau l’expérience de la grâce et de la dilatation du temps par la médiation d’éléments aériens]

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Extrêmement démonstrative de l’esthétique de Musil, et très pure dans son genre, est la nouvelle de la souris (p40) : C’est la guerre. Un homme est installé sur un banc oublié dans un vallon alpin en altitude. Au-dessus de lui passent les tirs croisés des obus (« calmes comme des bateaux ou des bandes de poissons. Ils éclataient loin en arrière, dans des lieux où il n’y avait rien ni personne (…) personne ne savait plus pourquoi »). Le soleil lance ses rayons vers le banc. On y est si bien que « les membres dormaient chacun son sommeil, tels des hommes qui se sont écroulés à côté les uns des autres et, morts de fatigue, aussitôt se sont oubliés ». La respiration y devient si pleine que « c’était comme si le géant bleu de l’air eût fait un cadeau à l’impuissance de l’homme, une espèce de grossesse ». Nous terminons en citant la totalité de la fin de la nouvelle :

« Tout à côté du banc, peu fréquenté, une petite souris s’était organisée un système de tranchées. A la taille d’une souris, avec des trous pour s’éclipser et ressortir ailleurs. Elle y trottinait en rond, s’arrêtait, repartait. La main de l’homme pendait au dossier du banc. Un œil aussi petit, aussi noir qu’une tête d’épingle se tournait de ce côté. Et la sensibilité, l’espace d’un instant, était si étrangement bouleversée qu’on ne savait plus si c’était ce petit œil noir et vif qui tournait, ou l’immense immobilité des montagnes. On ne savait plus si c’était la volonté du monde qui s’accomplissait en vous, ou celle de cette souris, brillant d’un œil minuscule et solitaire. On ne savait plus s’il y avait encore des batailles, ou si déjà régnait l’éternité.

1189150

On aurait pu continuer ainsi longtemps, à sa guise, avec ces choses qu’on sentait inconnaissables ; mais c’est déjà toute la petite histoire, puisque entre-temps chaque fois, avant même que l’on pût dire exactement où elle s’arrêtait, elle était terminée. »

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