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le blog pas glop
23 septembre 2006

cioran

Stendhal invitait, déjà, ses lecteurs louis-philippards à tordre la rectitude morale de leur regard, grâce aux miroirs qu’il disposait en bordure du cheminement bourgeois. Mais le miroir stendhalien demeurait courtois. Beyle admettait son impuissance en prêchant pour les lecteurs des générations à venir.

Le " velléitaire du scepticisme " ne s’adresse, lui, à personne. La boucherie guerrière, la mort de Dieu et la nothingness roumaine le préservent de ces vanités. Pourquoi réfléchir dès lors ? Le miroir de Cioran n’est ni poli, ni grossier : il reste de glace, et sans tain.

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Le lecteur de navets accommodants n’a plus à faire qu’à lui-même. Il a peur donc il fuit, non sans avoir relégué De l’inconvénient d’être né  au rang de pathologie scripturale. De celui-ci, le cas des membres d’un " comité littéraire " ne diverge finalement que sur l’épaisseur de l’illusion. Depuis longtemps, les œillères de l’autosatisfaction intellectuelle préviennent ces cooptés de toute Tentation d’exister. Ce sont ces brebis, égarées hors l’intime, que cette édition des Cahiers entend sauver.

N’y subsiste, sous une forme aphorique, anecdotique et fragmentaire, que l’épure d’une non- pensée. Le lyrisme primitif, déployé Sur les cimes du désespoir, qui provenait pour une part de la malléabilité du roumain, se traduit en points de suspension. La déchéance démonstrative de la plupart des moralistes payés à la ligne se mue en un laconisme péremptoire qui n’explique pas, mais exprime. Les équivoques sur la prétendue " philosophie " de Cioran - faux sens total - trouvent ici leur source : c’est son inaptitude ou sa pauvreté sensitive qui fourvoie le lecteur dans une posture critique productrice de systèmes.

Les événements narrés dans ces 1 000 pages de cahiers relèvent des aventures de Dinomir le géant vues par Tati : d’une banalité et diversité extrêmes, ils ancrent la lucidité de Cioran au réel. Cioran va faire ses courses, Cioran dîne chez un pote, Cioran écrit sur Erasme, Valéry, le Bouddha, Mitterrand, mai 1968, le jardin du Luxembourg, le port du chapeau, etc. Ce procédé, dissimulé dans ses ouvrages de facture classique, coupe court aux divagations et aux discours délirants de type nietzschéen : la sentence n’est que la formulation de la sensation. Ce qui distingue alors l’auteur d’un énième égotiste, c’est la brutalité de la restitution de cette sensation, permise par le style froid et honteux de l’immigré appliqué. La distorsion inhérente à la mise en mots est réduite au minimum incompressible du désir de dire.

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En quoi les sensations du sieur éveilleraient-elles plus d’intérêt que celles de ma voisine, de mon patron ou d’un quelconque prosateur brillant, objectera-t-on ? Cioran atteint l’universel parce qu’il ne fait rien. " Obsédé sans conviction ", il écrit pour affadir donc supporter le poids d’une vie qu’aucune société n'est capable de prendre en charge. En somme, ses livres sont ceux d’un raté. Cioran rabat l’illusion de l’écriture sur la fonction thérapeutique qu’elle ne peut dépasser : il n’écrit pas lorsqu’il vit et n’écrit pas sur sa vie, mais sur ses illusions pour s’en déprendre et retourner vivre.

L’anti-humanisme théorique de Cioran serait-il donc l’affirmation, en creux, d’un humanisme pratique - pour parler comme les philosophes qu'il abhorre ? Contresens encore… La vie n'est ni compatible avec la pensée, ni avec autrui, ne cesse de clamer l’auteur des Cahiers. Hypertrophiant la responsabilité de l’individu dans la conduite de son existence tout en démontrant son incapacité à la supporter, Cioran laisse à d’autres le loisir de combler d’illusions la béance de la contradiction. Les candidats foisonnent : ceux qui ne retiennent du mot de Valéry " la sensation d’être tout et l’évidence de n’être rien " que le versant narcissique...

L’inanité universelle n’est accessible que par l’expérience. Nos sociétés occidentales demeurent organisées à partir de la dissimulation de celle-là par l’encadrement de celle-ci. Les Cahiers de Cioran livrent une dissidence précieuse. La négation n’est pas un nihilisme.

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